Le 20 septembre 2007, Yves Lescure et Marie José Chombart de Lauwe, de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, avaient convié Robert Badinter, à une conférence sur les jugements des criminels contre l’humanité, se tenant à l’École Militaire.

Nous vous invitons à lire l’intégralité de son intervention.

Pour commencer, je voudrais dire qu’après Nuremberg, même si on parlait beaucoup de la naissance de juridictions pénales internationales – il y a eu une première communication, en 1947, je crois, sur la justice pénale internationale –, cela restait du domaine de l’incantation.

Tout est fondé sur le statut de Londres, ce serment selon lequel les criminels de guerre furent jugés à Nuremberg. L’apport essentiel de ce statut de Londres réside dans l’apparition du concept juridique de crime contre l’humanité. On y avait pensé, on l’avait évoqué, mais il entre dans le droit international puis dans le droit national à la faveur de cette reconnaissance, par le statut du tribunal international de Nuremberg, du crime contre l’humanité.

Le concept doit être appréhendé tel qu’il est : le crime contre l’humanité, c’est toujours d’autres crimes réunis en faisceaux qui deviennent des crimes contre l’humanité. Chacun des auteurs de tels crimes pourrait être poursuivi pour complicité d’homicide ou de déportation, transfert forcé de population, esclavage, etc. Il est facile de voir que chacun des actes de ces catégories relève du pénal. Mais l’innovation s’inscrit dans le fait que le crime contre l’humanité, par sa généralité même et son énormité, permettait d’appréhender mieux la responsabilité « sans pareil », disait-on à l’époque – nous en avons eu depuis, hélas ! d’autres illustrations, mais n’oublions pas qu’il y en avait eu aussi précédemment –, « sans pareil » par rapport aux législations antérieures, de ce qui constitue des crimes qui, par leur généralité et leur abomination, par les victimes innombrables qu’ils entraînent, sont en effet, en terme de civilisation, presque sans rapport avec les crimes individuels et les crimes de guerre. C’est important. Cela permettait aussi d’appréhender mieux la responsabilité pénale des grands responsables. On imagine mal Goering jugé « pour meurtre » ou « complicité d’assassinat », ou en qualité d’instigateur de « bombardement sur des populations civiles ». Il fallait que la presse puisse stigmatiser ceux qui étaient les responsables à Auschwitz de crimes qui ont été révélés : extermination de masse de telle ou telle population ou destruction criminelle de leurs adversaires.

Voilà pour l’apparition et les circonstances historiques de la naissance du concept de crime contre l’humanité.

Quand l’historien se tourne vers les cinquante années écoulées et sur l’apparition du concept, puis la façon dont il a été utilisé, on constate donc qu’il y a eu d’abord Nuremberg.

Il y eut Nuremberg, puis quelques conventions internationales : la convention de Genève et la convention contre la torture. On pense bien à d’autres conventions, mais, dans le domaine international, ce fut le silence. Non que les crimes contre l’humanité ne se soient pas poursuivis ; je dirais même qu’ils ne se sont guère ralentis depuis 1945, pendant une longue période, sur certains continents. Mais, pour ce qui est de juger internationalement le crime contre l’humanité, il faut une forme de consensus international. Et ce consensus international, à partir de 1948, a déserté la scène mondiale pour toute la période de la Guerre froide, qui commence avec la chute du « rideau de fer » et le coup de Prague de février 1948. C’est le moment où tout est fini : rejet du plan Marshall en Europe de l’Est, coup monté par les communistes à Prague, etc. L’on sait qu’il y a deux blocs antagonistes qui s’affrontent et s’affronteront sans merci, partout, heureusement peut-on dire – si vous me permettez ce terme –, par États ou forces politiques interposées. Heureusement, disais-je, au regard de l’histoire de l’humanité, jamais directement : que serait-il resté de notre humanité si la guerre n’avait pas été froide, mais chaude, entre les puissances occidentales, au premier chef les États-Unis et celles de l’Orient, l’Union soviétique et ses alliés, par exemple la Chine ? Nul ne sait si nous serions aujourd’hui à même d’en parler !

Mais pendant toute cette période, le lieu d’affrontement est partout, et notamment au Conseil de Sécurité de l’ONU. Les adversaires siégeant au Conseil de Sécurité, il était impossible d’envisager un accord sur la moindre institution capable de juger des criminels contre l’humanité qui, par définition même, à cet instant, appartiennent à l’un ou à l’autre camp et, selon les cas, risqueraient de mettre en cause, au-delà d’eux, la responsabilité par complicité d’une des grandes puissances de l’un ou l’autre des deux camps. On voit très bien quelles sont les responsabilités internationales, à cet égard, dans les grands génocides intervenus depuis 1945. Impossible donc d’aller plus loin.

Et cette situation a duré fort longtemps, jusqu’à ce que s’arrête la Guerre froide par la victoire absolue indiscutable des occidentaux – notre victoire, et d’abord, au premier chef, la victoire des États-Unis sur leur adversaire. Ce fut un spectacle extraordinaire auquel nous assistâmes ; un spectacle qui avait déjoué toutes les analyses. Ce géant immense qu’était l’Union Soviétique s’effondra, comme frappé d’une crise cardiaque. On le vit trébucher, s’effondrer et ensuite éclater en morceaux. Dans les universités américaines, notamment à l’Institut d’Harvard, les meilleurs experts avaient multiplié les analyses possibles. Mais la seule qui n’avait jamais été faite, c’était la suivante : « comment le communisme redeviendrait-il un capitalisme sauvage ? » Personne n’avait jamais songé que le communisme pouvait s’effondrer lui-même. On avait prévu toutes les sorties de guerre, sauf celle où le communisme s’effondrerait, disparaîtrait, se volatiliserait et que l’on ne saurait plus à partir de là comment reconstruire un État et un système capitaliste démocratique. On s’en est aperçu aussi dans le terrible cafouillage qui s’en est suivi pendant pas mal d’années.

Pendant ce long silence entre 1948 et 1991, il fut impossible d’obtenir quelque accord que ce soit pour construire ensemble des juridictions internationales présentant un caractère de statut objectif reconnu, selon une vision juste du droit.

Les juristes, néanmoins, continuaient leur travail. Dans les colloques sur le sujet, nous étions aussi ardents que peu nombreux… On peut donc dire que la pensée juridique était prête. Mais il n’y avait que la pensée, la possibilité politique faisant quant à elle défaut. Pendant que se déroulaient ainsi des recherches théoriques, mais aussi sur la possibilité pratique d’appliquer une justice pénale internationale, qu’advenait-il en matière de crime contre l’humanité ? On ressent une certaine surprise lorsque l’on regarde rétrospectivement la scène intérieure, car les crimes contre l’humanité, vous le savez mieux que personne, n’ont pas fait défaut sur le territoire européen et notamment chez nous. Il y a eu des criminels contre l’humanité à l’œuvre. Et nous savons qu’on avait amélioré dans notre droit interne les principes même qui conduisent au jugement des criminels contre l’humanité, notamment la définition du crime contre l’humanité, celle de Nuremberg, que l’on a évidemment traduite dans le droit interne.

Le moment est également arrivé où l’imprescriptibilité a recouvert les crimes de guerre. Ce fut la loi de 1964, votée à l’unanimité de tous les groupes politiques qui se réunirent pour déclarer que seraient imprescriptibles les crimes commis pendant cette période. Et je crois me souvenir, même si sur ce point ma mémoire peut légèrement fléchir, que l’un des arguments évoqués à l’époque était l’horrible perspective de criminels nazis venant passer leurs vacances à l’abri de la prescription, dans les territoires mêmes où ils avaient commis leurs crimes. On évoquait notamment cela, si j’ai bonne mémoire, à propos d’Oradour-sur-Glane !

L’Assemblée nationale et le Sénat ont donc voté à l’unanimité de façon à pouvoir assurer la répression. Mais la répression à laquelle on pensait, à cet égard, n’est pas celle qui s’est produite. Car, en réalité, on songeait aux criminels nazis, mais il n’y en eut qu’un concernant la France : Klaus Barbie. Et, à l’époque, on ne pensait pas à Barbie, on pensait à ce que j’ai rappelé : il s’agissait d’une sorte de déférence vis-à-vis des morts en très grand nombre que nous évoquions récemment. Et l’instrument législatif de 1964 a finalement lui aussi sommeillé : aucune procédure n’a été engagée dans ce domaine jusqu’à ce qu’intervienne l’intérêt nouveau accordé à cette période tragique, et, si je puis dire la réapparition, grâce à Klarsfeld, mais il ne fut pas le seul, des criminels contre l’humanité restés impunis. Et en particulier, on a retrouvé la trace de Barbie, en Bolivie, puis est intervenu son transfert en France. Ce que je raconte, c’est déjà de l’histoire.

Je rappellerai simplement que nous nous sommes trouvés, en 1982, en présence d’un criminel contre l’humanité indiscutable, récupérable, livrable. Je peux le dire car j’étais Garde des Sceaux à cette époque, et que le cas Barbie n’a pas été sans poser des interrogations. Ce qui m’a le plus frappé, c’est que, bizarrement, il y avait une sorte de frilosité devant cette affaire. Cette frilosité était d’ailleurs transversale, car elle n’était propre à aucune formation politique et se ressentait même au sein du gouvernement.

Nous tenions Barbie ! Or, pour moi, pour nous, il était d’abord, en tant que chef de la Gestapo de Lyon, le bourreau de Jean Moulin dont on connaît l’arrestation et le calvaire, ainsi que toutes les interrogations et les mensonges qui s’étaient accumulés autour de cet épisode. Et j’entendais certains s’interroger : « mais est-ce qu’il faut vraiment juger Barbie ? »

J’ai d’ailleurs pu faire le même constat pour tous les criminels contre l’humanité. Bizarrement, au moment où on les tenait enfin, où on pouvait les juger, se produisait ce « retard à l’allumage ». Pourquoi ? A cause de Caluire, Hardy, etc. Et on insinuait : « vous vous rendez compte, ce qu’il peut raconter, ce qu’il va raconter, ce qu’on peut apprendre, bref ne remuons pas ces braises et ces cendres ». Mais ce n’est pas dans cette enceinte et devant vous que j’évoquerai tout ce qui s’est dit d’infâme à cet égard.

Je peux le dire, s’agissant de Barbie, il y a eu une valse-hésitation. Chacun donnait son avis. Pour ma part je soutenais simplement, et cela a toujours été ma position, pas toujours comprise d’ailleurs, qu’il était tout à fait essentiel, à propos de ces crimes, que les principes fondamentaux de la justice soient respectés si l’on voulait que la cause du jugement des criminels contre l’humanité serve l’humanité entière et la Justice. Plus que jamais s’agissant de ces crimes-là et de ces criminels-là, nous devons être attentifs à respecter ce que sont nos principes d’une véritable justice.

Et je rappelais toujours que Nuremberg, qui est une justice de vainqueur appliquée à des vaincus, par conséquent suspecte au départ, avait échappé à l’opprobre que d’autres juridictions avaient connu, pour une raison simple : c’est parce qu’on avait respecté à Nuremberg, comme il convenait, toutes les exigences d’un procès équitable. En particulier, on a donné aux accusés tous les droits de la défense que, selon nos critères, ils étaient en droit d’attendre.

Je rappelle qu’au moment de Nuremberg, pour Staline, les choses étaient très simples : les criminels contre l’humanité devaient être reconnus comme tels dès la liste établie, après quoi devait les attendre une exécution sommaire, d’une balle dans la nuque – et c’était réglé. Churchill eut d’ailleurs la même tentation et c’est l’insistance de Roosevelt qui le ramena à la raison juridique et judiciaire, et l’on se dit finalement qu’il fallait absolument juger les criminels. Et cela, grâce à l’influence d’un homme éminent de la justice américaine, un ami personnel de Roosevelt, membre de la Cour suprême, qui avait dit : « surtout pas ! si vous voulez que restent dans la mémoire des hommes les crimes commis, veillez à ce que les jugements de ces crimes soient indiscutables. Si vous vous laissez aller aux procédures sommaires, c’est perdu !». C’est donc grâce à son influence et grâce à la façon dont le procès a été conduit par le président anglais, tout à fait remarquable, qui a rempli son rôle avec le maximum d’objectivité et de sérénité, que l’immensité des documents réunis pour le jugement au tribunal de Nuremberg est, aujourd’hui encore, historiquement utilisable. Et que nul n’a jamais dit qu’on avait procédé à un règlement de comptes du genre de celui qui eut lieu – pour  prendre une illustration dans un temps plus proche – avec la liquidation de Ceausescu et de sa femme. Dans ce dernier cas, chacun a pu mesurer que c’était l’anti-justice à l’état pur, avec le résultat que ces dictateurs abominables, je n’ose pas dire ont été réhabilités, mais ont vu leurs crimes, d’une certaine manière, escamotés par la façon dont on a procédé. C’était exactement la chose à ne pas faire.

Je reviens à mon propos relatif à l’affaire Barbie. Quand la possibilité d’avoir Barbie s’est présentée, j’ai vu les choses simplement : il existe dans notre droit une catégorie au sein du code pénal, la première, traitant des « crimes contre l’humanité » ; nous avons un auteur présumé, très présumé, indiscutable, ce chef de la Gestapo dont on sait que, parmi ses forfaits, il y a l’arrestation, la torture, jusqu’à la mort presque – il est mort très peu de temps après – de Jean Moulin. Au nom de quoi fermerions-nous les yeux ? Ou alors, ce serait qu’il n’y aurait plus de justice ! Pourquoi dire qu’il ne fallait pas inscrire cela dans nos codes ? Dire : « Non, soyons prudents, ne touchons pas à cela, car il peut y avoir des retombées » dénote une absence pure et simple de sens de la justice. Le politique n’a rien à voir, le passé non plus ; il s’agit ici tout simplement d’une évidence : nous avons un criminel contre l’humanité, il faut décider de le juger. Et ainsi fut fait.

Je dois dire d’ailleurs que cela a été pour moi une période de grande préoccupation. Je ne veux pas tomber dans le travers que dénonçait Churchill, qui disait que le péril qui guette le notable vieillissant c’est de confondre ses souvenirs et ses discours, mais on est toujours tenté par cela, et croyez moi au Sénat on a souvent l’occasion de vérifier le bien-fondé de l’axiome churchillien ! Mais, les choses étant ce qu’elles sont, le problème était difficile à résoudre. J’ai pu mesurer alors ce qu’était la difficulté. Je tenais absolument à ce que la justice française sorte grandie, notamment compte tenu du nombre de journalistes, en particulier allemands et anglo-saxons, qui viendraient sans aucune particulière bienveillance pour la justice française au départ. Je savais très bien qui serait l’avocat ou quel serait le type d’avocat qui interviendrait pour défendre Barbie. Donc il fallait que tous les écrous soient serrés. Nous y avons pris soin. C’est M. Truche qui a conduit l’accusation. Dès qu’on avait arrêté Barbie, j’avais longuement réfléchi au choix du Procureur général, et j’avais demandé à Pierre Truche qu’il se tienne prêt, je lui avais annoncé qu’il serait nommé à Lyon pour cela, parce que je voulais le meilleur orateur et l’homme qui ait le plus le sens de l’accusation dans une grande démocratie, et également vis-à-vis des étrangers. En cet instant il représenterait la Justice française. Donc, tout s’est bien passé parce que nous avions été attentifs à tous les détails.

Mais, regardant cela, j’étais alors, au moment de l’ouverture du procès, dans mon petit Élysée à moi, c’est-à-dire au Conseil Constitutionnel. Je n’étais plus sur la scène politique ni sur la scène publique, ce qui était très agréable. Je réfléchissais et me disais : voyons les périls à éviter ; ce procès peut donner à penser que ce n’est pas un procès, mais un règlement de comptes. J’ai noté aussi à ce moment-là des difficultés structurelles, notamment  celle du temps écoulé : c’est tout le problème de l’imprescriptibilité qui apparaissait dans sa complexité. Les juges, le plus souvent, n’avaient rien connu de l’époque. Je ne dis pas des personnes, mais de l’époque qu’ils avaient à juger. A fortiori les jurés… Vous imaginez donc la difficulté.

D’où le problème de la distance et celui, d’une certaine manière, de la reconstruction historique qui s’effectue. Ce n’était pas le cas en 1945. A l’époque, En 1945, les crématoires étaient encore tièdes. Pardonnez-moi de le dire : le sujet était brûlant. Tandis que là, s’était écoulé depuis les faits près d’un demi-siècle. L’accusé était un vieux monsieur, le temps avait passé et la difficulté était grande pour les témoins, et encore plus pour les juges. C’est pourquoi il fallait s’en tenir très précisément à la catégorie juridique et aux faits eux-mêmes. Néanmoins le problème du contexte était réel : comment le ressusciter ?

Problème de l’histoire, problème de la mémoire, problème du deuil. Je répondrai sur toutes ces questions en vous disant qu’après mûre réflexion, j’arrivai à la conviction – qui était celle de départ, et dont je n’avais pas changé –, qu’on ne peut réussir une grande entreprise judiciaire comme celle-là qu’à la condition de s’en tenir à la justice même. Si l’on commence à dévoyer l’institution vers une hypothétique fonction historique, on est perdu. L’histoire n’est pas la justice. La justice a à juger des actes commis par des accusés et à voir, si ces actes ont été effectivement commis, quelle est la responsabilité de l’accusé. Si vous pensez que vous êtes en train de faire un procès pour l’histoire, vous changez la fonction. C’est aux historiens de s’en charger. Pour autant, il y aura dans le procès des éléments utiles pour les historiens. Mais la fonction du juge n’est pas d’être historien, c’est de juger celui qu’il a devant lui, au regard des actes qu’il a commis.

En ce qui concerne le problème de la mémoire, celle-ci n’est pas non plus l’histoire, et Pierre Nora a raison de ne jamais confondre les deux : à le faire, on glisserait facilement sur une pente dangereuse. Il ne faut pas confondre le travail de la mémoire et le travail de l’histoire. La mémoire va vers la création ou la constitution du sacré, très importante dans la mémoire collective des communautés humaines. Cela est fondamental ; ne croyez pas que je néglige cet aspect-là ! Le devoir de mémoire existe, mais il ne se confond pas avec l’histoire et encore moins avec la Justice. La Justice n’est pas là pour servir le devoir de mémoire. Que le devoir de mémoire appelle la justice en disant : « que justice soit faite », c’est légitime, mais la Justice, elle, je le rappelle, doit se pencher sur le sort de celui qui lui est déféré.

Enfin, pour ce qui est du deuil, je suis convaincu que le travail de deuil est tout à fait essentiel pour les familles des victimes, mais je ne cesse de rappeler que la justice pénale a des missions qui sont claires, qu’il ne faut jamais perdre de vue : la première, évidemment répressive, la deuxième évidemment dissuasive et la troisième – quand on a beaucoup vécu –, expressive, parce qu’elle exprime des valeurs, qui sont celles inscrites dans notre Code. Mais il ne faut pas chercher de fonction thérapeutique à la justice pénale. Aussi cruelles que soient les souffrances, ça n’est pas l’objet de la justice pénale que de les guérir. Elle peut faciliter, elle peut permettre le deuil ; elle n’a pas pour mission une thérapie, sinon nous sommes perdus et retournons immédiatement vers l’errance de la justice privée. On finit dans une dérive absolue, jusqu’au point où on a assisté à ces abominations que sont à mes yeux les pratiques de certains États des États-Unis aujourd’hui, dans lesquels on envoie des billets aux familles des victimes en leur disant : « Vous allez assister, si vous voulez, à l’exécution in corpore de l’auteur du crime », chose en elle-même qui m’apparaît une divagation effrayante de la justice, un détournement insupportable.

La justice a ses limites, parce qu’elle a ses devoirs, et on ne doit pas la charger de missions qui ne sont pas les siennes. Discours difficile à tenir ! Quant au travail de deuil, je suis pour ma part convaincu qu’il s’agit de le prendre en considération, mais qu’il est à la charge de la société tout entière. La justice n’est qu’une occasion parmi d’autres, dans le cadre d’un ensemble beaucoup plus vaste qui repose, en tant que tel, sur toute la collectivité. Nul n’est d’ailleurs mieux placé que vous pour en témoigner.

Je laisserai cela de côté pour dire que, même si tout a été difficile dans l’affaire Barbie, quand on en fait le bilan maintenant, c’est une page tournée. Mais il s’agit tout de même d’une partie de notre histoire. Nous avons eu Barbie et c’est d’ailleurs le seul que nous ayons eu en ce qui concerne les Nazis.

Mais nous avons eu ensuite – ce qui n’était certainement pas prévu en 1964, j’en suis convaincu – la série des procès (certains ayant eu lieu, d’autres non, d’autres encore ont débuté mais ne sont allés jusqu’à leur terme) concernant des Français. Nous avons eu successivement Legay, qui est mort, René Bousquet, qui fut assassiné, Touvier, qui avait disparu et qui, je le pense, s’il n’avait pas été trop loin dans sa quête de protection, dans sa recherche de grâce, n’aurait probablement jamais été jugé. C’est lui-même qui, d’une certaine manière, s’est perdu, et surtout ses propres amis, en allant trop loin dans les recherches de grâce. Et puis, pour finir, nous avons eu Papon.

Tout cela a représenté bien des difficultés. Mais, quand je fais le bilan, je me dis – et c’est pour moi la première satisfaction – qu’en définitive la justice française a été à même d’affronter ces épreuves. Ce n’était pas simple. Quand je regarde rétrospectivement cette période, je considère que les magistrats qui ont eu à conduire cette mission, les présidents qui ont eu à conduire les assises dans des conditions difficiles, les accusateurs, les membres du ministère public, tout le monde a su avoir la distance, la dignité, la fermeté en même temps, qui convenaient. On a trop critiqué la justice en France. De tout cela, je tire plutôt un satisfecit, parce que je sais à quel point est difficile le jugement des crimes contre l’humanité. Et, à mon sens, nous sommes sortis généralement plus honorablement et plus efficacement que les autres de ces épreuves-là.

Je parle là aussi bien du plan européen que des justices nationales, s’agissant notamment de problèmes qui, pour la plupart, n’ont encore jamais été abordés : le jugement des grands criminels des régimes dictatoriaux abattus. Vous avez remarqué que bien rares sont les dictateurs qui ont eu à comparaître devant la justice des régimes démocratiques qui leur ont succédé. On peut les compter très vite, ceux-là, que ce soit les colonels grecs, les fascistes espagnols, les salazariens, ou encore tous les criminels qui ont sévi pendant des décennies en Europe de l’Est. Vous remarquerez que personne, pour ainsi dire, n’a fait l’objet de poursuites. On s’en est bien gardé !

À cet égard, après avoir évoqué les succès que nous avons rencontrés, je me dois d’évoquer les ombres. Nous ne sommes pas sortis honorablement des crimes contre l’humanité commis par nous ou contre nous pendant la période de la décolonisation, et notamment dans le cadre de la guerre d’Algérie. On ne peut pas dire qu’il s’agisse là d’une grande page de la justice française… J’ai évoqué précédemment les obstacles que nous avions réussi à franchir malgré les difficultés. Je ne peux pas en dire autant en ce qui concerne les faits advenus en Algérie pendant les tragiques années que chacun connaît. Je n’ai que trop de souvenirs ; pour avoir été l’avocat du comité Odin, j’ai bien connu cette période. Nous étions là dans une dérision judiciaire. Ce qui est advenu est honteux. J’ai encore dans mon bureau un dessin de Tim représentant l’audience honteuse où l’on a jugé par contumace Odin, alors que tout le monde savait qu’il avait été étranglé au cours d’un interrogatoire trop poussé. Il avait été malgré cela cité à comparaître devant le tribunal militaire d’Alger, où l’on entendit : « Accusé levez-vous ! »… Et tout le monde de regarder vers le ciel où se trouvait Odin.

Je tenais à marquer ainsi la complexité des choses s’agissant de ce type d’affaires.

En ce qui concerne la scène internationale, qui constitue pour ainsi dire le deuxième volet, celui qui a pris le relais, les choses sont compliquées car, outre les difficultés internationales déjà évoquées précédemment, l’avènement d’une justice pénale internationale ne pouvait naître qu’à la faveur d’un moment historique. On ne réussit de progrès dans ces domaines que quand une fenêtre s’ouvre. Il y a des instants qui sont propices aux révolutions judiciaires, aux grandes créations judiciaires. Ces instants, il faut savoir les saisir. La routine, les intérêts, les habitudes, la peur, la frilosité jouent toujours contre ces révolutions. J’évoquais au début les travaux des juristes : il est vrai que ces derniers étaient prêts, mais ils étaient bien les seuls !

L’occasion – j’apporterai là mon témoignage personnel –est venue, bizarrement, dans le cadre du conflit de l’ex-Yougoslavie. Elle est d’ailleurs venue pour des raisons qui ne sont pas moralement superbes. Vous vous rappelez sans doute que, pendant les années 1991-1992, on pourrait presque dire que c’était quotidiennement qu’aux actualités télévisées, le soir, on voyait ou on entendait relater les crimes commis en ex-Yougoslavie : viols et crimes à caractère ethnique, viols collectifs, mais aussi massacres. Les opinions publiques étaient à juste titre révoltées. Comment, en Europe, un demi-siècle après la Deuxième Guerre mondiale, pouvait-on commettre cela, des génocides, des massacres collectifs, des purifications ? Et en plus on le filmait !

Les chefs d’États européens essayaient de faire en sorte qu’on puisse trouver des accords qui permettraient aux partis belligérants, Serbes, Croates et entre les Serbes eux-mêmes, d’arrêter un conflit qui était chargé de crimes contre l’humanité. Il en fut ainsi à la conférence de la paix tenue à Genève en 1992, et avant cela lors d’une conférence à Londres.

Le hasard faisait que je présidais alors la commission constituée par l’Union européenne pour arbitrer, le cas échéant, les intérêts des parties, si on pouvait réussir, par cette voie-là, à obtenir un règlement pacifique du conflit. Or je ne mets que deux mots dans le règlement des conflits : c’est la force et le droit. D’un côté, on se disait donc qu’on allait « menacer », et de l’autre, dire qu’on allait créer une commission d’arbitrage ; et, comme on n’avait pas le temps d’aller à La Haye, l’Union européenne décida que cinq présidents de Cours Suprêmes constitueraient cette commission. Ces derniers me choisirent comme président.

A cette occasion, en participant à toutes les réunions internationales, avec une poignée de militants – vraiment une toute petite poignée ! –, nous avions tenu le discours suivant : « Puisque l’on ne réussit pas à arrêter le conflit, le moins que l’on puisse faire vis-à-vis des victimes et des familles des victimes, c’est de dire qu’un jour les responsables auront à rendre compte de leurs crimes. Pas aujourd’hui, mais un jour, puisque c’est imprescriptible ». A quoi les diplomates répondaient toujours de la même façon, en vertu de cette admirable  real politik, dont l’époque ne passe jamais : de Talleyrand à Kissinger, il se trouvera toujours  des successeurs. Ils nous répondaient : « Non, non, soyons sérieux. Ce que nous voulons, c’est la paix ! Vous n’allez tout de même pas créer un tribunal international pour juger les criminels qui sont à l’heure actuelle au pouvoir, ce qui reviendrait à leur demander de bien vouloir s’asseoir à la table de négociation, au moins pour arrêter le combat, tout en leur disant – par exemple à M. Milosevic – que vous êtes en train de leur préparer une très jolie cellule qui les attend. Vous espérez qu’ils vont se précipiter pour signer l’acte de paix grâce auquel ils iront plus vite rendre compte à la justice internationale ? C’est une démarche schizophrénique… » Nous répondions invariablement : « Il ne peut pas y avoir de paix sans justice ». Et, par conséquent, l’idée est née de créer d’ores et déjà cette juridiction internationale. Cet argument, qui n’était pas de real politik, a finalement prévalu pour des raisons à mon avis purement politiques, mais pas morales. En effet, comme en eux-mêmes les chefs d’Etat et de gouvernement européens, d’une certaine manière, avaient honte de ce qu’ils n’étaient pas à même d’arrêter le conflit, le fait de créer une juridiction pénale internationale montrait que, pour autant, ils n’abandonnaient pas leur devoir vis-à-vis des victimes, et qu’au moins sur ce point, un jour viendrait où justice serait rendue.

Quelles étaient la part d’habileté politique et la part de sincérité dans cette démarche ? Je ne suis pas capable de le dire. Je sais simplement – et je salue au passage le zèle et l’ardeur particulière du Secrétaire général des Nations-Unies de l’époque, Boutros Boutros-Ghali, qui était un grand partisan de la justice pénale internationale – qu’à l’origine, c’est un homme de droit public très militant qui s’intéressait aux travaux anciens menés aux Nations-Unies, et que si cela s’est fait aussi vite, c’est parce que les travaux juridiques ont été rapidement menés à terme. S’il a fallu moins de cinq mois pour mener la résolution au Conseil de Sécurité des Nations-Unies et créer le tribunal pénal international, l’arrière plan politique restait quant à lui différent. Je marque en passant que M. Mitterrand était lui aussi partisan de cette solution, dans la mesure où il était signataire au plan international. Plus généralement, l’état d’esprit était le suivant : « Créons le tribunal pénal, on verra ensuite si l’on s’en sert ». Toujours la même chose ! C’est bien de l’annoncer…

Pourquoi une telle attitude ? Parce que l’institution en question dépend entièrement, pour son action et ses moyens, des puissances. Il n’y a pas de police aux ordres d’un tribunal pénal international, il n’y a pas de moyens autres de faire fonctionner le tribunal que ceux que consent chaque année le Conseil de Sécurité, c’est-à-dire les grandes puissances, et même les modalités de désignation des juges et d’acceptation des statuts relèvent de la bonne volonté des grandes puissances, du Conseil de sécurité et subsidiairement de l’Assemblée générale des Nations-Unies. Donc, pour créer l’instrument il fallait en passer par là.

Mais le Tribunal, par ses statuts, est indépendant. Il devient indépendant à partir du moment où le choix des magistrats est fait, ces derniers agissant comme ils l’entendent, mais quant à ses moyens d’action, la dépendance demeure. C’est ainsi que, chacun de nous le sait maintenant, on n’avait pas arrêté, lors de la constitution du tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, ceux dont on savait où on pouvait les trouver. On peut presque dire même qu’on a arrêté ceux qui se jetaient – littéralement –, en se promenant en voiture, dans les mains de policiers et de contrôleurs des Nations-Unies. Mais regardez les cas encore saisissants de Karadjic et Vladic : on savait où ils étaient, mais aller les chercher représentait une action militaire. Je ne dis pas qu’il entrait là dedans de la complaisance : c’était plutôt de la pesée politique. Si on allait chercher ces criminels, il y aurait inévitablement un affrontement dont on ne savait ce que seraient les conséquences pour le conflit. Le risque était considérable et c’est pour cela que les deux individus que je citais ont, jusqu’à ce jour, continué à demeurer – oserai-je dire : paisiblement – protégés.

Les choses ont changé lorsque s’est produit le deuxième acte de la tragédie, c’est-à-dire le Kosovo. Parce que là, véritablement, Milosevic est allé trop loin. Et en provoquant la communauté internationale, en commettant des crimes contre l’humanité, il ouvrait la voie à l’action même pour que le premier acte (le conflit serbo-croate) trouve une résolution. À ce moment-là, on a donné les moyens et le tribunal pénal international a pu agir. On ne peut pas comprendre la suite sans avoir cela à l’esprit.

Le bilan est beaucoup plus important qu’on ne le croit, malgré, tout de même, un ratage judiciaire qui est celui du procès de Milosevic lui-même. Mais on a assisté à plus de trente condamnations à ce jour, et il y a encore dans les cellules de La Haye des femmes et des hommes qui seront jugés. C’est loin d’être négligeable et c’est même plus important que ce que j’avais moi-même espéré à un certain moment.

Il demeure qu’il y a toujours eu cette pesanteur qui est celle de la politique internationale. Je ne le marque pas en ce qui concerne les magistrats, les juges et les procureurs, qui sont réellement totalement indépendants et conduisent leur action comme ils l’estiment, mais bien en ce qui concerne les moyens.

À partir de la création du tribunal pénal international, est intervenue la question du Rwanda, pour laquelle il fonctionne. Il a rencontré beaucoup de difficultés, parce que c’est très difficile matériellement – et je ne crois pas que ce soit une question d’argent – de juger dans des régions comme celles du Rwanda. Mais on a réussi, un certain nombre de condamnations sont intervenues quand même, et puis on a surtout créé la Cour pénale Internationale.

Cette dernière, je le rappelle, a été créée en 1998. Il s’est donc écoulé six ans ou sept ans, entre le moment où l’on a créé la première juridiction pénale internationale et le deuxième temps, où, toujours dans cette fin du XXe siècle, on crée la Cour pénale internationale. C’est une histoire immense, et pour qui, comme moi, a vécu cette longue campagne, d’une certaine manière c’est presque au-delà de nos espérances. Pourquoi ? Parce que nous avons rencontré des obstacles considérables au plan politique. L’Union européenne y était favorable, mais, je le dis clairement, quand vous regardez la liste de ceux qui ont voté la création de la Cour pénale internationale à Rome en juillet 1998, vous constatez que les plus grandes puissances n’y sont pas. Ni la Russie, ni la Chine, ni l’Inde ni surtout la superpuissance sans laquelle rien ne peut être fait dans le monde, les États-Unis. Et, de bout en bout, les États-Unis ont été les adversaires absolus, intransigeants et catégoriques de la Cour pénale internationale. Ils le sont encore à ce jour, ce qui d’ailleurs est singulier : j’ai évoqué le fait que nous devons à un grand juge de la Cour suprême des États-Unis et à la grande tradition juridique américaine la création d’une justice digne de ce nom à Nuremberg. Vraiment, on ne saurait dire combien on leur doit, de sorte que l’on peut discuter le fait que les États-Unis sont un État de droit qui en prend à son aise aujourd’hui, mais nous sommes à la fois bien fondés pour le leur dire, mal fondés pour les accuser plus que de raison. Enfin, c’est un fait, aux États-Unis, on en a conscience, la Cour pénale internationale ne passait pas. Pourquoi lui était-on si hostile ? parce que participaient aux travaux les juristes américains et les diplomates américains, mais toujours en veillant à limiter au maximum la compétence de la Cour et ses possibilités d’action. Leur intervention allait toujours dans le sens de restrictions. Dans les discussions que nous avions parmi les militants qui conduisions le projet, la position des experts était : « jamais, jamais le Sénat américain n’acceptera que les États-Unis adhèrent à la Cour pénale internationale, c’est une dessaisie judiciaire. Les États-Unis considèrent qu’ils ont la meilleure justice du monde, et que, en aucun cas, ils ne veulent que les États-Unis et les citoyens américains puissent être soumis à des juridictions, seraient-elles internationales, qui à leur yeux n’égaleraient jamais la juridiction américaine. Et puis, deuxièmement, ils n’ont jamais cru à un tel tribunal. Vous connaissez les histoires qu’ils ont eues à La Haye, avec les rentrées et sorties successives des États-Unis selon la nature de l’affaire, je pense notamment au Nicaragua. Les Américains sont réticents, ils considèrent, puisqu’ils sont la première puissance du monde, que les litiges se résolvent aux États-Unis diplomatiquement, et en tout cas avec l’accord des États-Unis. L’idée de créer une juridiction qui leur échapperait complètement n’est donc pas concevable en raison de la question de la maîtrise sur la marche des événements.

Je préconisais la négociation, mais nous savions qu’à l’arrivée il ne fallait pas prendre en compte les projets américains ni la capacité de la Cour, parce qu’ils n’y adhèreraient jamais. De fait, ils n’ont jamais adhéré et ont tout fait pour torpiller la CPI. Quand je dis « la torpiller », je pense à une loi américaine extraordinaire qui s’appelle le American Service-Members’ Protection Act (ASPA), votée par le Congrès des Etats-Unis en 2002, et qui précisait que, si un membre des services armés des Etats-Unis était arrêté sur ordre de la Cour pénale internationale, le président des Etats-Unis devait aller éventuellement jusqu’à utiliser la force pour que la justice américaine ait à se saisir du dossier. Ce qui est fou ! C’est pour cela qu’on l’a appelé le « Hague Invasion Act» par dérision : cet « Act » permettrait  d’envahir La Haye, qui est le seul endroit où l’on détienne des justiciables de la Cour pénale internationale. La Haye n’est quand même pas le lieu, on le reconnaîtra, où les principes de droit sont les plus aisément violés… Dire : « on va organiser un commando pour se porter à La Haye, afin d’arracher à la Cour pénale internationale des présumés criminels contre l’humanité américains », c’est un acte qui paraît stupéfiant et pourtant cela a été voté ! Et, bien entendu, le président Bush n’a pas mis son veto à cette disposition. Et des obstacles se sont dressés à chaque renouvellement de crédits de la Cour pénale internationale, avec une sorte d’accalmie la dernière fois, parce que, à propos du Darfour, les Etats-Unis ont commencé à comprendre que la Cour pouvait rendre des services.

Mais il reste une opposition frontale à la compétence et à l’exercice de la compétence de la Cour pénale internationale, et, finalement, je crois en avoir compris, grâce à des amis américains, la vraie raison. Elle ne réside pas seulement dans le principe selon lequel il faut que les Américains soient jugés par les Américains. A ce sujet, on peut répondre que la compétence de la Cour est subsidiaire. Autrement dit, à supposer par exemple – puisque nous sommes dans une enceinte militaire –, que le procureur décèle que des militaires français dans le cours d’une opération de maintien de la paix se sont laissés aller, ce qui peut arriver dans toutes les entreprises, même les plus morales, à commettre quelque crime de guerre ou quelque crime contre l’humanité, alors le procureur transmet à la juridiction pénale française qui instruit et juge. C’est arrivé pour des Italiens à propos d’opérations en Somalie. La Cour pénale internationale n’a compétence que dans la mesure où il n’y a pas de possibilité de juger ou s’il y a refus de juger, ou si la justice est biaisée, comme cela aurait été le cas dans l’ex-Yougoslavie si on avait jugé Milosevic. Dans ce cas là, d’accord. Mais c’est une compétence subsidiaire, ce n’est pas une compétence première principale, donc je disais à mes amis américains : « si des militaires américains, et c’est arrivé, ont commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, le procureur général de la Cour pénale enverra les données qu’il a recueillies au cours de son enquête à la justice américaine, qui suivra. Et ne venez pas me dire qu’ils vont être mal jugés sous prétexte qu’on en veut aux Américains, à l’armée américaine, donc que ce sont des anti-américains qui vont juger méchamment les malheureux militaires américains qui sont au service de la paix ! Non, puisque c’est la justice américaine qui les jugera . C’est une obsession paranoïaque» .

La véritable raison est d’ordre constitutionnel. En effet, le chef des armées américaines est le président des États-Unis. Or, dans les statuts de la Cour pénale internationale, les chefs d’Etat ne bénéficient d’aucune immunité internationale, justement parce que, très souvent, ce sont les chefs d’Etat qui précisément sont les premiers responsables de ces crimes. On pense notamment à ce qui est arrivé dans certains États africains, et particulièrement au Darfour. Or le raisonnement est facile : la responsabilité suprême étant celle du président des États-Unis, des forces spéciales vont intervenir, et se rendre coupables de crimes, dans telles ou telles conditions. En remontant la chaîne du commandement, on voit très bien que celle-ci finit à la Maison Blanche, et on ne peut concevoir une seconde que le président des États-Unis puisse être mis en cause par des juges internationaux qui diraient, de leur côté : « On ne peut pas juger les États-Unis … Ce sont des situations anti-américaines au premier chef ! par conséquent on n’a pas besoin de cela… »

Sans aller jusqu’à cette extrémités, je pense qu’il y a une autre raison plus proche, plus évidente, qui est d’ordre politique. C’est qu’il y a, conduits par les américains pour des raisons qui sont complexes, des services spéciaux, comme il en existe dans beaucoup d’armées. Et ces services spéciaux sont évidemment beaucoup plus importants aux États-Unis, compte tenu de leur position dominante dans le monde. Ils interviennent beaucoup plus, ils ne suivent pas exactement les lois de la guerre et peuvent être amenés à participer à des opérations conduites par des éléments locaux, sous leur directive et avec leur concours, qui elles sont des opérations urgentes, avec notamment des actes de torture. À moment-là, au cours de l’enquête, on pourrait s’apercevoir que les services spéciaux américains sont intervenus alors qu’ils n’étaient pas militaires et que les États-Unis n’étaient pas impliqués dans le conflit. Donc conséquences politiques. Cela signifierait que des opérations militaires seraient conduites en cachette du Congrès des États-Unis, et ce n’est pas dans notre singulière démocratie ou république dans laquelle on oublie même de prévenir le Parlement quand on se prépare à intervenir, jusqu’au moment où l’on se souvient que l’on a oublié de prévenir le Parlement, et où le Président estime : « il faut quand même que je dépêche le Premier ministre ou le ministre Affaires étrangères pour leur dire qu’il va y avoir une session extraordinaire où ils écouteront pieusement le Premier ministre expliquer ce qui a été décidé et ce qui va se passer ». Mais ce n’est pas comme cela aux États-Unis. On ne peut pas envoyer de troupes sans l’accord du Congrès des États-Unis, donc les raisons profondes de la volonté des États-Unis que la Cour ne progresse pas, ne prospère pas, sont des raisons qui tiennent à la constitution et à la pratique politique américaine.

En revanche s’agissant des juridictions ad hoc, créées au coup par coup, on ne rencontre pas les mêmes obstacles. Et c’est pourquoi nous avons pu voir fleurir le cas de la Sierra Leone avec Charles Taylor et, s’agissant du Cambodge, il y a eu concours et non pas opposition des Etats-Unis. Concours avec des difficultés sur place qui tiennent à la subtilité cambodgienne et à la très grande complexité de juger ce qui constitue, il faut bien le dire, l’un des pires génocides du XXe siècle. Le génocide cambodgien comme le génocide au Rwanda restent les hontes de notre humanité.

Alors s’agissant du Darfour, vous le savez, il y a eu résolution et la Cour pénale internationale a été saisie, avec la procédure extraordinaire, celle qui, à mon avis, représente l’avenir, c’est-à-dire : saisine de la Cour non plus directement par le Procureur général instrumentant, mais par le Conseil de Sécurité demandant à la Cour de se saisir. C’est la voie de l’avenir qui permettra à la Cour pénale internationale de prendre son essor. Mais telle qu’elle est, avec ses inéluctables difficultés initiales, comme c’est le cas pour toute juridiction, elle représente un succès considérable pour toutes celles et ceux qui croient, comme moi, à la justice, si on veut bien considérer qu’elle est permanente, qu’elle est un instrument de justice, qu’elle bénéficie d’une reconnaissance internationale, et ce malgré, encore une fois, des défauts que je connais bien, notamment la complexité excessive de la procédure. Mais il s’agit là des défauts et des maladies de jeunesse. Il y sera remédié.

Je voudrais dire simplement qu’il y a vingt ans de cela, on n’aurait pas imaginé que naîtrait une Cour pénale internationale permanente siégeant à La Haye et qui aurait pour mission d’assurer que les grands criminels contre l’humanité soient poursuivis, comme disait Churchill, « jusqu’au bout de la terre ». Je suis un grand admirateur de Churchill, et le considère comme un des grands orateurs et des grands écrivains du XXe siècle, en dehors même du  fait que c’est un très grand homme d’Etat, et je n’oublierai jamais que – comme il disait : « stay alone » – il est resté seul en présence des nazis, seul au moment où on se demandait bien où étaient les autres.  Aux États-Unis, on jouait au base-ball… L’Angleterre, elle, a tenu seule. Quant aux soviétiques, ils se partageaient aimablement la Pologne avec les Nazis. Donc saluons le grand homme et remercions nos amis britanniques, même s’ils sont par ailleurs trop souvent insupportables dans l’Union européenne, mais ceci est une autre histoire. Une reconnaissance constante leur est due dans cette période plutôt humiliante de la guerre.

Je terminerai en insistant sur le fait que s’ouvrent là des voies nouvelles vers la justice, et vers une justice inspirée par des principes qui sont l’honneur des civilisations de liberté et, pourquoi ne pas le dire aussi, des civilisations occidentales. Ce sont quand même, ces Cours, des enfants des « Lumières ». Il y a eu un long cheminement, mais nous en sommes arrivés là, et je suis très fier de ce qui est advenu.

Je suis évidemment nourri des Lumières – j’en parle souvent avec ma femme… –, et mon maître à penser est Condorcet. Quand on est amoureux de justice et de progrès, l’idée d’une juridiction pénale internationale jugeant les grands criminels contre l’humanité est quand même une utopie qui a pris corps. Et se dire qu’on est arrivé à ce que cette utopie prenne corps, même si, comme toutes les utopies, elle est source de déceptions et de frustrations. Eh oui, c’est comme cela ! D’où le mot sublime à la fin d’un film de Billy Wilder : « Personne n’est parfait ».

Mais laissons ce problème éthique de côté et restons-en à la justice internationale. Pour dire, chère Amie, j’en reviens à votre génération, tout le monde ne peut pas, comme certains ici, dire « j’ai servi les causes de la liberté au risque de ma vie ». Mais quand je vois notre génération, je me demande ce que nous avons réussi. Pour vous, la génération immédiatement antérieure, vous pouvez dire : nous avons contribué à vaincre l’empire du mal, à permettre à la liberté de vivre. C’est une immense histoire.

Pour ceux qui sont venus immédiatement après, je parle pour la France, la décolonisation a été ratée, alors que nous aurions pu faire autrement. Quand je regarde cette période, je me dis : « nous pouvions faire mieux ». Et nous n’avons pas su. Cette affaire a été tragiquement conduite et, intellectuellement, d’une façon absurde de bout en bout. Mais, au moins, nous avons réussi deux grandes entreprises : la première, la plus grande de toute pour notre génération, c’est la construction européenne. Je me tue à le dire aux jeunes gens. « Vous ne mesurez pas ce qui a été fait. Vous ne mesurez pas la grandeur d’un continent entier qui rejette le passé et dont les États, jadis hostiles, se rejoignent ; les crimes si souvent commis dans la passion des fureurs nationalistes, tout cela est terminé ». Avec le règne de l’État de droit, car l’Union européenne c’est d’abord cela: la substitution du droit à la force, quel immense progrès ! Tout est discussion, tout est compromis, et évidemment, derrière cela, se cachent des intérêts nationaux, mais quand même quel immense progrès réalisé, quelle création inouïe, impensable, utopie pas impensable mais à laquelle on n’osait plus croire depuis les États-Unis d’Europe de Victor Hugo… Tout cela a été réalisé avec une vision, une volonté, une lucidité et beaucoup de difficultés, parce que rien ne se fait sans difficultés.

Et puis, il y a eu cette deuxième chose : la naissance d’une justice pénale internationale qui a pour mission de mettre un terme, ou en tout cas de faire que ceux qui sont les auteurs de crimes contre l’humanité soient châtiés, et châtiés selon les normes du droit. Voilà deux sujets sans corrélation immédiate, bien que l’Union européenne ait beaucoup œuvré pour la Cour pénale internationale, qui peuvent être des sujets de fierté. De temps en temps, même dans des périodes où l’on est si déprimé que l’on se demande bien où sont nos sujets de fierté, eh bien moi je dis toujours : « notre génération a ceux-là : il y a la construction européenne et puis il y a eu cet immense effort pour faire naître une nouvelle véritable justice internationale ».

Telles sont, dans ce lieu et en votre compagnie, les réflexions que je voulais vous livrer.

Madame Marie José Chombart de Lauwe

Monsieur le Président, certaines personnes vont vouloir vous poser des questions, mais avant de leur donner la parole, je voudrais vous remercier très profondément. Vous nous avez fait pénétrer dans le domaine de la justice, de son évolution et avec un vécu de juriste et des exigences du juriste parce que souvent nous avons, nous, des débats entre histoire et mémoire et vous nous avez beaucoup enrichis dans ce cheminement. Et vous terminez sur une note optimiste qui, pour nous, est capitale. Alors je dirais simplement, parce que je ne veux pas être trop longue, que cette démarche, qui est aussi la nôtre, s’inscrit dans un cheminement de l’humanité vers plus de confiance et d’espoir. C’est vôtre mérite, c’est aussi notre apport. Et je vous remercie vivement.

Débat

Premier intervenant

– Deux questions et une remarque :

  • premièrement sur l’Amérique, à propos de laquelle vous avez évoqué le problème constitutionnel. Le chef suprême des armées peut très bien être poursuivi et condamné au sein du système de droit américain. Est-ce que le Congrès des Etats-Unis, pour les raisons précisées, n’a pas intérêt, pour dissuader l’exécutif d’agir à son insu, à mettre en œuvre les procédures rendues possibles par le traité de Rome?
  • Deuxième question : pourquoi le fiasco de l’Irak ? On a assisté à cette pantalonnade juridique avec le procès de Sadam Hussein. On ignore encore aujourd’hui s’il y a encore en Irak des procès du même type, mais en tout cas là on n’a jamais entendu parler de tribunal pénal sur les crimes contre l’humanité commis par Sadam Hussein ?
  • Une remarque enfin simplement : on a parfois le sentiment quand on voit que des grands pays ont échappé à ces mécanismes de tribunaux internationaux, je pense aux communistes, qu’il n’y a eu aucun procès, sauf la pantalonnade de Ceaucescu que vous avez évoquée, sauf en Espagne ou au Portugal, encore que là des gens sont allés en prison pendant pas mal d’années, qu’au fond le tribunal pénal international paraît une espèce de « bonne conscience des grands pays démocratiques et d’Etats de droit », quand on voit ce qui est advenu au Darfour, au Cambodge. Il y a donc un peu deux poids deux mesures.

R. B. J’évacue tout de suite la première question et vous invite à demander à être entendu devant le Congrès des États-Unis. Vous leur expliquerez très bien que le Président des États-Unis doit avoir comme première réaction de signer le traité, sinon on le verra devant la Cour pénale internationale, puisqu’il ne peut pas être jugé aux États-Unis compte tenu de son immunité pour les actes commis dans sa fonction (et uniquement ce domaine). Plus sérieusement, les États-Unis continueront à utiliser le Conseil de Sécurité quand ils le voudront et à appeler le veto quand ils le voudront. Ils seront partisans de « juridictions ad hoc » une fois le crime commis. S’ils n’y sont pas mêlés, ils demanderont justice. S’ils y ont quelque part été mêlés, ils diront : « absolvons »…

En ce qui concerne la question du « double standard », la question est constamment évoquée par nos « ennemis », en termes de droit de l’homme aussi bien qu’en termes de civilisation. Pour eux, il y a un standard pour les « champions des droits de l’homme » que nous sommes et de la civilisation occidentale, mais qu’on abandonne quand on passe vers le sud…

Je rappelle que la Cour pénale internationale n’a pas compétence au regard de la rétroactivité, pour les faits commis antérieurement à sa création en 2002. Par conséquent de tout ce qui est antérieur, elle ne peut pas en connaître. Ensuite, la saisine de la Cour est le fait du Conseil de Sécurité ou des Etats signataires. Certains ont ratifié parmi les signataires. Nous en sommes aujourd’hui à 130 signataires parmi lesquels 106 ont ratifié.

Mais très souvent il n’y a pas possibilité de saisine.

En ce qui concerne Saddam Hussein, la question se posait. Rappelons que l’expédition en Irak n’est pas une décision des Nations-Unies, donc du Conseil de Sécurité. Il faudrait pour s’en saisir que les États-Unis et l’Angleterre aient la volonté que soient jugés des faits qui, par définition, ne peuvent qu’être postérieurs à 2002.  C’est-à-dire qu’on pourrait l’envisager pour des actes qui se commettraient en Irak aujourd’hui, mais pas pour les crimes de Saddam Hussein (antérieurs à 2002). Toutefois, ce n’aurait pas été une raison pour ne pas se tourner vers une « juridiction ad hoc », facile à composer et d’ailleurs dont le modèle est simple. Il fallait pour qu’il y ait une bonne justice irakienne, s’agissant de faits commis en Irak par des Irakiens, il y a des juristes en Irak, très bons et d’ailleurs plus nombreux qu’on ne le croit, il fallait un tribunal irakien avec deux magistrats internationaux rodés, et que l’on fasse une Cour avec une majorité de quatre. Il y aurait alors eu une justice internationale et nationale qui aurait fonctionné. Seulement voilà, il y avait un handicap insurmontable dès le départ, c’était la peine de mort. Il n’y pas aujourd’hui un magistrat international qui accepterait de siéger dans une Cour pouvant prononcer la peine de mort contre un accusé. Pour moi, un des instants les plus forts de la marche vers l’abolition universelle s’est situé à Rome en 1998, quand on a voté dans les statuts de la Cour pénale internationale le refus de la peine de mort. Et vous ne pourrez pas, ni au Cambodge, ni dans aucune juridiction internationale aujourd’hui trouver la peine de mort envisageable. On n’a pas trouvé un magistrat de haut niveau avec qui on pourrait le faire. Donc on n’aurait pas pu composer une Cour. Or les Irakiens et les Américains voulaient la peine de mort, et c’est ainsi que les choses se sont passées. Donc pour de nombreuses raisons dont je ne peux reprendre le détail, on s’acheminait vers un désastre judiciaire qui s’est achevé comme toujours par le paroxysme de l’exécution. Mais c’était prévisible. N’importe quel professionnel de bon niveau pouvait dire qu’on allait vers un désastre. Tout ceci n’était pas favorable à une justice pénale internationale. Il ne faut pas perdre de vue que les juridictions « après coup » sont toujours préférées par les puissances parce qu’elles ont une connaissance précise des choses.

Maintenant, que les juridictions soient à prédominance occidentale, la raison en est simple : l’idée d’une juridiction internationale jugeant selon les critères du droit qui sont ceux que nous admettons et posons, est une idée occidentale. Pourquoi avoir honte d’avoir des idées justes ? Je ne suis pas de ceux qui disent : « la civilisation occidentale est mère de tous les crimes ». Certes, elle a parfois laissé commettre et engendrer des crimes atroces, pendant la première moitié du XXe siècle, il reste que c’est l’aboutissement d’un long effort de pensée et de construction. Il se trouve que les juridictions internationales sont fortement marquées d’influence occidentale. Ce n’est pas parce que l’origine est occidentale que la vertu de ces juridictions doit demeurer limitée à l’occident. Évidemment, les autres doivent y tenir toute leur place et pas seulement celle de l’accusé ! mais il suffit de regarder la composition de la Cour et les nominations des juges.

Deuxième intervenant

Deux questions.

  • Vous avez insisté avec juste raison sur la position des Etats-Unis de s’opposer à la ratification du statut de Rome, mais est-ce que la France, qui a ratifié le traité, n’a pas elle aussi refusée la compétence pleine et entière de la CPI, concernant certains crimes de guerre commis par des Français ou sur le territoire français.
  • Deuxième petite question, il faut certainement se réjouir de la naissance de la CPI, mais est-ce que cela ne devrait pas aussi inciter, en vertu du principe de complémentarité, les Etats nationaux à renforcer leurs actions par rapport aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité ?

R. B. Je réponds très vite parce que c’est très technique. (Mais ce n’est pas une raison !) Sur le premier point que vous avez bien de fait de rappeler, si nous avons été militants dans la création, nous ne l’avons guère été, soyons francs, quand il s’est agi de la ratification, et notamment quand il s’est agi de la question des crimes de guerre. C’est vrai que nous avons demandé un délai de sept ans (c’est l’article 121 du traité) pour pouvoir, pendant sept ans, disait-on, préparer notre juridiction… Ce délai de sept ans écoulé, notre compétence jouera. C’est un réflexe, je ne dis pas néo-américain, mais enfin on retrouve là la frilosité : « dans quoi est-on en train de mettre les pieds, encore par idéalisme. Voilà encore que les théoriciens du droit vont nous jeter dans des ennuis très grands pour peu qu’il y ait eu dans quelques coins de l’Afrique, à l’occasion d’une opération de maintien de la paix, quelque crime de guerre commis ». Raisonnement absurde, entre nous. C’est absurde pour la raison que j’évoquais : à supposer que les militaires français commettent de tels crimes dans le cadre de ces opérations, ils seraient de toute façon justiciables devant la justice française. C’est une sorte de méfiance devant les nouveautés et une peur très souvent institutionnelle de n’être plus maître du jeu. Vous avez eu raison de le rappeler.

Ensuite, vous avez évoqué la nécessaire refonte à cet égard de notre Code en ce qui concerne les crimes de guerre notamment. Vous n’avez pas tort ! j’ai eu l’occasion de le rappeler à quelques gardes des sceaux successifs, qui tous ont hoché la tête en disant qu’ils étaient d’accord et qu’il fallait absolument en finir, et mystérieusement tout le monde est d’accord mais ça n’avance pas. Il y a comme cela des terrains sur lesquels on est prêt à se porter mais qui demeurent singulièrement à l’état de friches. On les regarde de loin. Cela va bouger parce qu’on ne peut pas ne pas le faire, et avant 2009 ce sera fini. De cela, j’en suis sûr. Nous n’avons pas été glorieux dans cette affaire. A Rome, notre réticence en tant que puissance qui avait tant milité, consistant à dire « bon  on vote à la condition que vous nous laissiez l’exception pour sept ans », n’était pas une grandiose démarche de politique internationale !

Autre intervenant sur le même thème

Donc vous pensez que l’article 121 pourrait être retiré ?

R. B. Je pense que cet article a cessé d’avoir toute valeur. Dès que le délai aura expiré, c’en sera fini de l’exception française.

Troisième intervenant

Quelle place accordez vous aux témoins dans les juridictions internationales ? On a vu que dans les procès successifs, les témoins ont été de plus en plus présents, d’autre part vous avez dit que la justice était là pour se prononcer mais qu’elle n’était pas là pour faire l’histoire. Mais en même temps, quelle est la portée pédagogique de ces procès ? Est-ce que ce n’est pas une dimension à prendre en compte : le risque de voir des procès durer extrêmement longtemps peut affaiblir la portée pédagogique qui est un volet non négligeable de l’existence de la CPI ?

R. B. Sur la question des témoignages, je n’ai rien à dire. Le problème est que l’âge inévitablement altère la précision du souvenir et le remplace je dirais par une sorte de cristallisation, c’est inévitable, on cristallise les souvenirs, surtout de périodes intenses et sur une si longue durée. Je sais que personnellement sur certains événements, je n’arrive plus à savoir si ce que je crois avoir existé a existé. Pas sur des grands événements bien sûr. Je ne parle pas là des vies quotidiennes, je parle sur des instants vécus et je me dis est-ce que je n’ai pas reconstitué après coup ? Est-ce que ça s’est passé vraiment comme cela ? C’est la réflexion éternelle à propos du témoignage. Au juge de le traiter tel qu’il est ? en prenant toutes mesures pour recouper avec d’autres témoins. Cela ne change pas l’ordre judiciaire.

Sur le reste, sur la fonction pédagogique, non. Moi je ne vois pas ça comme une fonction pédagogique, ce que je vois c’est la pédagogie prenant le relais du judiciaire. C’est-à-dire qu’à partir des données accumulées, j’évoquais Nuremberg, on a beaucoup utilisé les documents qui ont servi de thèse de l’histoire. Pour moi, la pédagogie doit se faire de la façon suivante : à partir de ce que l’on a recueilli du procès, montrer aux jeunes générations ce qui est advenu. Ce qui a été pris par la justice est événement de pédagogie. Mais ce n’est pas la finalité pédagogique qui doit entraîner la justice. Que la justice soit utile à la pédagogie, c’est évident et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à l’occasion du procès Barbie, j’ai fait voter ce que je guettais depuis si longtemps l’occasion de faire voter, je parle de la loi qui prévoit l’enregistrement des grands procès historiques. Car j’ai toujours aimé l’histoire, et les quelques extraits que nous avons des actualités cinématographiques des grands procès, je pense en particulier aux quelques extraits qui demeurent du procès Pétain, ce sont des documents inouïs ! L’entrée de Laval projetée dans la salle de la Cour d’Appel, où on jugeait Pétain, et regardant autour de lui comme un taureau qu’on jette dans l’arène et se ressaisissant, évidemment parce que c’était un homme de débats et de combat, reprenant son sang froid, c’est un document extraordinaire ! et Pétain qui pour la première fois tourne son visage marmoréen comme d’habitude et qui voit Laval et son expression et la position de Blum au milieu, me faisaient dire « mais comment peut-on laisser perdre des documents pareils ? » Pensez que si on avait fait voter [plus tôt]  la loi que j’ai fait voter en 1985 pour Barbie, nous aurions aujourd’hui exploitable la totalité des procès de la guerre d’Algérie. On aurait les procès des barricades, on aurait la déposition que j’ai entendue de Debré pleurant en évoquant la nuit des  barricades, des choses extraordinaires que l’on a perdues parce que l’histoire à cet égard ne vaut jamais le réel. Si on n’avait pas le film sur Nuremberg, ce serait désolant. Donc la nécessité de l’enregistrement cinématographique ou télévisuelle aujourd’hui des débats historiques, a son intérêt pour des fins pédagogiques, pas pour des fins d’exploitation politique. J’ajouterai d’ailleurs même qu’en dehors des grands évènements, j’avais demandé, à ce que on veuille bien, les parties s’intéressent, les parquets s’intéressent, à filmer la justice quotidienne. Et cela n’a jamais été fait, ce qui me désole. Parce que très franchement, quand je revois en souvenir, la façon dont on jugeait quand j’étais stagiaire, les jeunes femmes qui s’étaient fait avorter, en flagrant délit, on les précipitait à la Troisième chambre de l’époque, il fallait voir la façon dont les magistrats les traitaient, on aurait rétrospectivement une vision de l’idée qu’on se faisait à ce moment là en France de la femme avortée. Et ce serait autre chose que d’en parler ! ce serait tragique, saisissant, honteux pour la justice française et éclairant pour la société française. Et je pourrais prendre d’autres exemples mais celui là est plus saisissant. Donc la pratique judiciaire quotidienne est saisissante et aussi pour les magistrats et les avocats, voir comment on plaidait, comment on requérait, comment on conduisait un débat trente, quarante ou cinquante ans plus tôt, c’est irremplaçable ! Il y a bien des grandes réputations d’avocats qui ne résisteraient pas à une vision des enregistrements, j’en parle en connaissance de cause. Il y aurait bien des réputations qui se seraient effondrées très tôt, si ce n’était pas le compte rendu des chroniqueurs judiciaires mais la cruelle vérité de l’image et de l’enregistrement qui les fondait. Mais laissons cela de côté c’est anecdotique.

Dernier intervenant

Quelle est votre position sur la question des tests ADN envisagée comme une pratique dans le cadre du regroupement familial des immigrés ?

R.B : Cela nécessiterait un long développement ; par ailleurs, la question n’a aucun rapport avec la notion de crimes contre l’humanité qui nous préoccupait ce soir. Aussi me pardonnerez-vous de ne pas vous répondre !